C’est le dernier ouvrage en date de l’autrice plutôt prolifique Juli Zeh. Nombre de ses romans sont traduits en français, comme Brandenbourg. Pour l’instant cette œuvre intitulée « Über-Menschen » (littéralement sur les hommes/humains), n’existe pas encore en version française, mais en Allemagne elle connaît un énorme succès.
La forme de ce roman est classique. L’autrice-narratrice nous fait suivre pas à pas l’installation de Dora et de son petit chien dans le village fictif de Bracken. A l’oreille, pour un allemand, il y a du baraque dedans. Et c’est bien de cela qu’il s’agit puisque Dora s’est acheté une maison délabrée sur un terrain de 4000 mètres carrés. Le genre de maison qui fleure bon l’ex RDA : mal entretenue, propriétaires indéfinis et grand espace.
Dora est le fil rouge de cette narration. Sur 412 pages, pas un seul changement de perspective. Pas un seul chapitre sans Dora. Il y a un début et une fin à ce récit. Mais ce personnage de Dora qui est somme toute assez banal, jeune femme cherche son identité, s’enrichit des protagonistes autour d’elle ou plutôt du seul personnage avec une véritable consistance, le voisin, Gottfried, Gote en abrégé qui se présente comme le nazi du village.
Là encore Juli Zeh, propose un récit basé sur une construction classique, une sorte d’amitié romantique – mais impossible – se noue entre ces deux personnages opposés. Dans une unité de lieu, les deux maisons voisines, avec comme seul élargissement le village.
Et un contre-point, de temps en temps, les retours très brefs de Dora à Berlin. Pour mieux mettre en valeur son choix de résider à la campagne.
En réalité le roman est porté par son style. Très facile d’accès – merci pour les non native speakers – il est plein de jeu sur les mots. D’association et surtout, fait assez rare dans la littérature allemande, d’un humour rafraichissant.
En trois chapitres, le cadre de la narration est posé : le premier chapitre intitulé Bracken nous présente le village fictif de Bracken. Le second est une sorte de flashback sur Robert et le milieu hipster de Berlin. Et avec le 3éme chapitre, intitulé Gote, nous découvrons le deuxième protagoniste ou plutôt antagoniste ou anti-héros de la narration. Le nazi du village.
L’épidémie de Covid fait tomber les masques
Le roman se base, nous l’avons dit, sur l’opposition entre deux mondes. Celui des milieux branchés de Berlin et celui des villageois du Brandenbourg. Et cette opposition se manifeste dans la manière d’appréhender la menace représentée par la pandémie. Avec précision, par la voix de Dora, l’écrivaine Juli Zeh nous en rappelle les débuts et sa phase aigüe. L’hystérie des-uns, la claustrophobie du lockdown, les incertitudes – masques ou pas – et par-dessus-tout, les affrontements, les fossés qui se creusent entre amis, collègues voire même membres de la famille. Entre ceux qui prennent des précautions, parfois même exagérées et ceux qui refusent de comprendre, d’accepter les évidences scientifiques. Ou les limitations à leur liberté.
Dora- Juli Zeh – dénonce le caractère borné de ceux qui se considèrent comme des personnes « éclairés ». Elle refuse la binarité des positions, les certitudes qui glissent entre les doigts. Son compagnon Robert, berlinois hipster, estime justement être particulièrement éclairé. Leur relation bien huilée avec ses soirées sur le balcon de l’appartement de Kreuzberg, un verre de vin à la main, à discuter de tout et rien a basculé. L’apocalypse est entrée dans leur vie, commente Dora. Et elle n’arrive pas à se mesurer à l’apocalypse. Après le climat, la pandémie, toutes ces peurs qui se croisent, elle n’en peut plus. Tandis que Robert s’en nourrit et que son adrénaline monte. Il n’a que mépris pour ceux qui doutent comme Dora, il finit par la surveiller de manière tatillonne. Ils ne vivent plus dans le même monde.
Juli Zeh réussit en quelques pages à faire vivre et comprendre le fonctionnement stéréotypé et la mentalité des bobos de Berlin. Un petit monde de gauche mais, en fait, élitaire, les « gens bien ». Sauf que Dora ne les supporte plus. Ne se supporte plus. Alors elle prend une grande décision. Elle rassemble toutes ses économies et s’achète discrètement une maison en province. Et s’en va.
Et en une phrase que je me permets de traduire moi-même, Juli Zeh résume le sentiment de Dora, et au-delà la thématique du livre : « A Bracken le Corona ne semble pas exister. L’air a un goût pur, chaque jour un autre arôme. » («In Bracken scheint Corona gar nicht stattzufinden. Die Luft schmeckt sauber, jeden Tag hat ein anderes Aroma“ p. 37)
Aspiration à la vie simple
Robert est caricaturé sans pitié. Le milieu bobo de Berlin aussi. Et c’est assez drôle, même si cette caricature commence à s’user. Ce roman est donc le récit de la fuite et de l’adaptation de citadins épuisés, burn-outés, vidés du sens de leur vie, dans un village. On y trouve tous les clichés du « retour à la terre », à « la vie simple ». Une phrase donne le ton : si Dora, à « 70km de Berlin, ne connait personne et n’a pas de meubles, elle veut au moins avoir ses propres légumes ».
Mais en l’occurrence, il s’agit d’un village, lui aussi vidé de sa substance. Peuplé – si l’on peut dire – d’anciens de la région et de néo-ruraux aux destins cabossés. Des personnages parfois peu fréquentables comme le voisin Gote. Un nazi dont les amis entonnent autour d’un barbecue le Horst-Wessel Lied, un des chants braillé par les SS et les troupes allemandes et interdit en Allemagne.
Il faut tout le talent de Judith Zeh, son « métier » -l’art du suspense par exemple – pour nous permettre d’accrocher à ces deux personnages. Et au développement progressif de leur amitié. C’est là que ma critique se situe : le kitsch du nazi au grand cœur est assez insupportable.Si la critique est acerbe vis-à-vis du milieu citadin personnifié par Robert, Julie Zeh, tout en faisant clairement comprendre que Gote le nazi, est un vrai nazi qu’il déteste les homosexuels, la médecin du Sri Lanka qui veut le soigner et qu’il a un lourd passé, l’auteure donc essaye néanmoins par tous les moyens de faire comprendre que Gote est en fait un brave homme. D’abord à Dora, le personnage principal et peut-être à nous, les lecteurs. Quel est alors le sens de ce roman ? Dans une interview, l’autrice Juli Zeh expliquait que l’intérêt de la littérature est justement de permettre ce genre de rencontres improbables et de questionnements.
Un anti-héros qui interpelle
Il suffit de discuter avec des lecteurs allemands pour comprendre que le personnage de Gote provoque de nombreuses réactions et des clivages. Est-il une allégorie, comme tout ce récit, pour nous faire comprendre à quel point les difficultés de communication entre les deux ex-Allemagne sont encore présentes ? Le mur entre les deux jardins renvoie de manière symbolique au mur entre les deux Allemagne… Le titre lui-même est ambigu. Il a des références multiples pour un lecteur allemand puisqu’il rappelle le fameux surhomme de Nietzsche, une notion critiquable et dont l’inverse les sous-hommes (Untermensch) a été utilisée dans le vocabulaire nazi pour qualifier les peuples slaves en particulier. Mais attention, l’orthographie est différente, puisque le mot s’écrit avec un trait d’union. Ecrit de la sorte, il s’agit seulement d’un récit sur les humains. Que veut donc nous dire Juli Zeh ? La lecture de son roman a-t-elle pour but de nous faire réfléchir sur un dilemme actuel en Allemagne : doit-on accepter le « nazi » dont la vie se situe souvent à l’est dans un contexte de grande précarité sociale ? Faut-il lorsque l’on connait le confort de la vie à l’ouest plutôt essayer de communiquer et se concentrer sur les qualités humaines de chaque individu ? Ou bien faut-il au contraire mettre en garde et « avoir une attitude claire » face à ce genre de personnage? Les réactions passionnées, le fait que ce roman soit un véritable best-seller montre que l’auteur Juli Zeh a en tous cas touché un point sensible de la société allemande.
copyright

Bonjour,
J’a i lu votre commentaire sur le roman « Über Menschen » de Juli Zeh avec grand intérêt.
Je suis l’auteure de livre « Eine kontrafaktische Lektüre von Juli Zehs Roman ‘Über Menschen' » (https://amzn.eu/d/eAf3e7S) et suis en train de rédiger un autre article au sujet de ce roman. J’aimerais citer votre contribution, mais pour cela il me faudrait vos nom et prénom.
Je vous remercie d’avance pour votre aimable retour et votre confiance,
Bien cordialement,
Alexandra Juster
J’aimeJ’aime
Chère Madame,
merci de l’intérêt que vous portez à cet article de Notices d’Allemagne.
Je serai ravie de citer votre article lorsqu’il paraîtra. Cela enrichira ce blog et intéressera certainement de nombreux lecteurs.
J’aimeJ’aime
Chère Madame,
Ce sera une grande honneur pour moi. Je vous tiendrai au courant de la parution.
Bien cordialement,
Alexandra Juster
J’aimeJ’aime