Des romans français qui ont la cote en Allemagne

Il faut le reconnaitre :  à côté des auteurs de langue anglaise, la littérature française a perdu beaucoup de son panache au cours des dernières décennies en Allemagne. L’inverse est tout à fait vrai d’ailleurs. Peu de traductions, et rares lecteurs capables de lire dans le texte. Et pourtant malgré ces handicaps, certains ouvrages qui ont la chance d’être traduits provoquent un véritable engouement. Et ce d’autant plus qu’ils marient habilement récit auto-biographique et critique sociale. Je vous propose une brève revue…

Photo Verlag Suhrkamp-

Les livres d’Annie Ernaux, Nicolas Mathieu, Olivier Adam, Édouard Louis et bien sûr Didier Eribon connaissent en Allemagne une résonance considérable, parfois même plus qu’en France. Cette littérature dite « de classe » permet de mieux comprendre la France, le pays voisin, mais aussi la propre société allemande. L’hebdomadaire die Zeit a réalisé en mars un feuillet spécial littérature. Et parmi les auteurs sélectionnés, et largement mis en valeur, deux écrivains français, Eribon valeur sûre, mais aussi Constance Debré, moins connue. Deux auteurs invités au salon de littérature Lit.Cologne (14-17 mars 2024) et présentés par  la journaliste Carine Debrabandère.

Eribon toujours…

Didier Eribon remplit les salles, il fascine. A partir de son histoire individuelle, de ses traumatismes ou de ses faiblesses, il dresse une sociologie de la France contemporaine. Son livre Retour à Reims a été en Allemagne le plus gros best-seller avec 21 rééditions. Le critique Wolfgang Schneider y voit « le manifeste d’une nouvelle écriture basée sur la conscience de classe, comme il l’explique à ses auditeurs de la radio SWR (1). Eribon dit- il « analyse la « honte sociale » comme catégorie clé de sa pensée et de sa perception (…) »

L’accueil du nouveau roman de Didier Eribon Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple (Eine Arbeiterin) qui se penche sur le destin de sa mère est plus mitigé, mais la lecture au salon Lit.Cologne a fait salle comble. Pourquoi un tel intérêt ? Le racisme, l’horizon borné, mais aussi les vies écrasées par leur condition sociale et en particulier le sort des femmes souvent dominées, ou simplement liées à des maris primitifs et brutaux, les rêves impossibles, bref l’écho de cette misère sociale touche les lecteurs allemands. Loin du cliché de la France populaire et sympathique de leurs vacances, notamment celle qu’a découverte une génération dans les années 60, ces romans donnent des clés pour appréhender la colère et l’aigreur qui alimente l’idéologie du Rassemblement National dont l’ avancée inquiète et déçoit de nombreux Allemands amoureux de la France. Le tout sur la toile de fond de la désindustrialisation et de la précarisation. Le critique du feuillet Litterature de die Zeit est plus sévère (traduction personnelle) : « Il n’est pas rare, reproche-t-il à Eribon, que l’auteur tombe dans le ton inutilement pédant de celui qui jusque dans les observations les plus triviales veut montrer qu’il est un véritable sociologue et styliste. » Il n’en reste pas moins que l’écho de cette forme de littérature française est d’autant plus fort que le vote en faveur de l’AfD, un parti ouvertement xénophobe, ressort souvent de la même angoisse de déclassement identitaire ou social.  

Constance Debré, le genre

Avec le roman Love me Tender, on entre dans une nouvelle catégorie, celle du genre. Un titre en référence à Elvis Presley, qui a l’avantage d’évoquer les mêmes sensations pour les Français ou les Allemands. Il s’agit du second roman de Constance Debré après Play boy et il traite principalement de la bataille que livre la narratrice/autrice contre le père de ses enfants pour le droit de garde qui lui a été retiré par la justice du fait de sa vie dissolue de lesbienne. Elle est d’ailleurs accusée d’inceste sur son fils par son ex-mari. Disons-le tout de suite, le livre n’a pas le même succès que ceux de Didier Eribon. Et pourtant comme le constate la journaliste du magazine die Zeit qui lui consacre en pleine page un article intitulé La marginale, l’incomprise, la méconnue (Die Außenseiterin, die Unverstandene, die Verkannte), les ressorts sont à peu près les mêmes : « la critique institutionnelle à la Ernaux ou Eribon». Et l’aspect autobiographique aussi, même si Constance Debré s’en défend, comme l’a constaté lors de l’entretien la journaliste Katharina Teutsch.  Il s’agirait au contraire de la tentative de se « débarrasser de sa biographie. » Il faut dire qu’elle pèse lourd et se situe à l’opposé d’un Eribon, Mathieu ou Ernaux puisque Constance Debré est issue de la fameuse famille Debré, où l’on trouve l’ancien Premier Ministre de De Gaulle, l’un des pères de la constitution de la Vème république, le Professeur Debré, grand médecin etc… Constance Debré n’est pas une transclasse mais une transgenre. Le livre arrive en Allemagne trois ans après sa sortie en France (2021) et deux ans après la version anglaise (2022). Gageons qu’il va faire parler de lui, la radicalité de l’autrice Constance Debré, crâne rasé et larges tatouages, ajoutant des questionnements au texte proprement dit. Dans une analyse très complète et personnelle sur ce livre, Lea Sauer de l’Université technique de Landau constate dès 2000 „Au lieu de nous présenter la lutte des classes, on nous recommande ici simplement le rejet de la bourgeoisie, la sortie de la société – mais à quel prix ? En ces temps de polycrises, d’études Oxfam etc…de telles exigences ne peuvent que paraître cyniques. » Et l’on peut se demander avec l’autrice si une position comme celle de l’héritière millionnaire Margeret Engelhorn, qui a décidé de faire don de ses millions pour lancer un débat populaire sur le partage de la richesse et les privilèges sociaux n’est pas plus fructueuse.  

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