Révolution francaise en Allemagne : destin d’une famille

Histoire de famille : généalogie et roman, tel était le titre d’une conférence donnée à l’Institut français de Bonn le 15 juin dernier autour du roman Puisqu’il faut partir. Sa publication, en novembre 2022 par les éditions Complicités, m’a fourni l’occasion d’évoquer la puissance de la généalogie comme instrument littéraire. Je vous en propose quelques extraits…

Le roman Puisqu’il faut partir au menu de l’institut de Bonn

Nos ancêtres nous ont laissé des traces. De toutes sortes. Des monuments impressionnants, pyramides, cathédrales, ouvrages d’art. Dans le domaine familial, ce sont plutôt des objets banals, modestes : un carnet racorni, une recette de cuisine sur papier jauni, une vieille photo, la pipe d’un ancêtre… Mais ces souvenirs ne sont que fragmentaires, hors contexte : on voudrait en savoir plus, on s’interroge. C’est l’origine de la recherche généalogique… La famille que l’on essaye de reconstituer, « c’est la petite histoire qui témoigne de la grande Histoire », comme l’écrit la revue Historia. Et c’est justement cette interaction entre la vie d’une famille et le déroulement de l’Histoire, qui fascine les écrivains, c’est le creuset où ils puisent leur inspiration romanesque. On peut penser à Emile Zola, l’écrivain français du 19e siècle, qui à 26 ans décide d’écrire, je cite : « l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire. Il invente de toutes pièces une famille, les Rougon et les Macquart ! Leur ascension et leur chute accompagnent celle du Second Empire, une époque qu’il déteste. Il s’agit d’une généalogie purement fictive. C’est un coup de maître : « On peut admirer, écrit le spécialiste de Zola, le professeur Robert Ricatte, en préface au premier volume La fortune des Rougon, l’ingénieuse sûreté avec laquelle, en ce début, l’historien de toute une famille plante son arbre généalogique, et ses gens sur les branches ». Emile Zola se prend tellement au jeu, qu’il dessine lui-même un arbre généalogique ! Dans la même veine on peut citer le roman allemand emblématique les Buddenbrooks (1901) de Thomas Mann qui relate sur plusieurs générations, le déclin d’une grande famille de la Hanse. Certes, il s’agit là aussi d’une généalogie fictive, mais les contemporains ont bien cru reconnaitre dans les personnages des membres réels de la famille Mann, y compris l’auteur, ce qui l’agaçait d’ailleurs. Les habitants de Lübeck se promenaient même le roman à la main, comme un guide touristique, pour y reconnaitre les bâtiments évoqués. Et pourtant Thomas Mann réside à Rome lorsqu’il écrit. La ville, même dans ses descriptions les plus précises, n’est qu’un support narratif et imaginaire. Cet ouvrage lui vaudra le prix Nobel de littérature.

Tout aussi emblématique est le roman Roots (Racine) de Alex Haley (1976), prix Pulitzer, qui retrace sur plusieurs générations la vie d’une famille d’esclaves anglo-américains et remonte jusqu’à ses propres origines en Afrique. La dénonciation des conditions atroces de l’esclavage parcourt ce roman qui a bouleversé l’Amérique, mais a aussi été critiqué, car l’auteur prétendait que les éléments étaient historiquement étayés, ce qui ne semble pas avoir été tout à fait le cas. Pour se défendre, il a inventé le mot de « faction », une contraction de fact et fiction pour définir son ouvrage.  La généalogie est donc un outil littéraire de choix pour les écrivains, car elle permet grâce au pouvoir d’identification et de projection que provoque la famille, d’aborder comme à travers une loupe, des évènements historiques complexes. C’est qui m’a amenée à écrire mon roman Puisqu’il faut partir. 

Un premier départ

Il s’agit de l’histoire d’une famille franco-allemande installée depuis une quinzaine d’années en Lorraine, près de Metz.  Nous sommes aux premiers temps de la révolution, en juillet 1789. Le climat est hostile pour le père de famille, Christophe Beck, un artisan-boulanger allemand. La guerre contre les Princes allemands menace. Il va se résoudre à partir et retrouver son village situé dans l’électorat de Mayence. Son fils Dominik, né en France et qui étudie à Strasbourg, est obligé de le suivre. Et de quitter son premier amour, Françoise, marchande de fleurs et révolutionnaire convaincue.

La trame de cette histoire est authentique. Elle est basée sur une recherche généalogique rassemblée par plusieurs générations, une sorte de généalogie dans la généalogie donc, à la façon des poupées russes. En fait, c’est l’Histoire avec un grand H qui va donner le rythme au récit. Car la famille Beck a fui, mais la révolution les poursuit. Les sans-culottes sont remontés jusqu’à Mayence. Ils se sont installés, ont planté des arbres de la liberté. Des temps nouveaux s’annoncent. Les dimes et corvées sont supprimées. Mais la famille Beck va affronter une période troublée, où l’Ancien Monde s’est écroulé et le nouveau n’est pas encore en place. Entre 1793 et 1798, les troupes prussiennes, autrichiennes, et françaises se battent entre elles, passent et repassent à travers les villages de cette région, pillant et dépouillant les paysans au passage. A l’approche de la trentaine, Dominik Beck, devenu le chef de la famille a perdu sa naïveté :« Dans la confusion générale, il s’est forgé une conviction : la clé de la prospérité, de la survie même, pour des petits propriétaires viticoles comme lui et sa famille, c’est de s’agrandir, d’acquérir de la terre labourable et des vignobles. » 

Vente aux enchères

La saga de cette famille représente en fait assez bien les tribulations vécues par des millions d’Allemands de cette région, partagés entre les conséquences désastreuses de la guerre, mais aussi bénéficiaires du passage à une forme de modernité grâce à la présence française. L’arrivée de Napoléon avec sa poigne de fer militaire, son don pour l’administration et ses besoins constants d’argent, va accélérer cette transformation. Les terres de l’Eglise qui étaient séquestrées vont être vendues sous forme de Biens nationaux dans les quatre départements français créés en 1798, dont celui du Mont-Tonnerre et de sa capitale Mayence. Cela représente un bouleversement considérable de l‘ordre social ancien. Le village des Beck, autrefois dépendant de l’évêché de Mayence, va se fracturer, les rivalités se révéler, les inégalités s’accroître. Au cœur de ces tensions, Dominik Beck va essayer de sortir gagnant. C’est sa bataille.

Mais il y a aussi le « bas du village ». Et une famille qui a la même ambition que les Beck, celle de s’agrandir. C’est une condition pour survivre. Mais tout le monde n’a pas les moyens de profiter des changements. Alors, pour ceux-là, comment s’en sortir ? Ce sont les femmes, pourtant dépourvues de droits, qui impulsent le mouvement tout au long de ce roman. Il en est ainsi de Caroline, la femme du pauvre métayer Reinhardt, qui découvre un jour, en revenant de sa corvée de bois, son mari accablé devant sa chaumière, après des enchères dont ils n’ont pas profité bien sûr, mais qui en plus ont vu la vente de biens communaux qui leur permettait de faire paître une ou deux vaches :« Carolina est en colère. Elle n’en veut pas à ceux qui ont pu s’acheter des terres, les enchères, elle ne sait pas ce que cela veut dire. Elle est simplement en rage de voir le désespoir de son mari. C’est un homme dur à la tâche, qui n’a pas peur de l’ouvrage. Il ne boit pas, il ne la bat pas, comme tant d’autres autour d’elles. C’est pour cela qu’elle est en colère. Et ce courroux lui donne tout à coup une inspiration. Timidement, elle ose lui proposer, en guide de consolation :

    Et si on partait ailleurs ? »

Nouvel horizon

L’âpreté de la vie rurale, la dépendance aux événements climatiques, les tensions sociales dans ce petit village pris dans une tourmente militaire et politique qui le dépasse, voilà le cœur de ce roman. Le départ, comme recours fantasmé ou réel, le départ, comme arrachement, mais aussi comme espoir ou comme horizon, ceux qui réussissent et ceux qui restent à quai, c’est la musique de cet ouvrage. Et l’heure des bilans sonne pour celui qui est devenu le patriarche :« Dominik est arrivé au sommet de la colline. Á perte de vue, comme des vagues colorées, les vignes couleur or et carmin tapissent les hauteurs. Son regard s’étend loin à l’horizon, vers le Mont Wisberg et peut-être même au-delà sur le Mont-Tonnerre.  Il inspire profondément, revoit sa jeunesse et se dit que finalement cette terrible révolution qui a poussé la famille à revenir dans le village d’origine de leur père, lui a donné une chance inespérée. »  Précisons, sans vouloir gâcher la fin, que le roman ne s’arrête pas là. Dominik Beck et sa famille vont affronter un dernier départ. Celui qu’ont connu, au milieu du 19e siècle, quelques sept millions d’Allemands…

Copyright Elisabeth Cadot 

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