Pour l’ouverture de la célèbre Foire du Livre de Francfort, je vous propose un panorama, celui d’un genre littéraire un peu à part : le Frankreich Krimi. Ce polar allemand, dont l’intrigue se déroule intégralement en France, est un véritable phénomène chez nos voisins germaniques et au-delà. Des tirages à des millions d’exemplaires, des adaptations à la télé et des traductions multiples. Certains des auteurs allemands de ces Frankreich polars, comme Bannalec, ont même réussi à séduire un public français. Alors quelle est leur recette ? Voici quelques-uns de leurs ingrédients.

Il y a d’abord le nom. Un peu comme pour les vêtements ou les séries, si l’on veut être crédible sur le créneau du polar « Frankreich », il faut faire chic ou authentique. Les auteurs allemands se fabriquent donc un nom de plume. Leur choix est assez amusant. Commençons par la locomotive, Bannalec. En réalité il s’appelle Jörg Bong – pas très convaincant pour parler de France. Donc ni une, ni deux, il a opté pour le nom d’une commune du Finistère, Bannalec, proche de Pont-Aven et Concarneau. Une petite ville inconnue en Allemagne, mais dont le nom simple et sec peut facilement être mémorisé. Et pour faire bonne mesure, il y a attaché un prénom français, Jean-Luc… Autre auteur, lui aussi depuis des lustres en tête de gondole des librairies allemandes, Pierre Martin. Difficile de trouver plus franchouillard que ce nom, mais officiellement en tout cas, personne ne sait qui se cache derrière ce pseudo. Dans la même veine linguistique, on trouve Sophie Bonnet, estampillée « auteure Spiegel » du nom du célèbre magazine d’investigation qui publie régulièrement une liste des best-sellers. Cela lui donne droit au carré orange, un argument de vente très puissant, sur sa couverture. En réalité, elle a un nom germanique, Heike Koschyk, et vit à Hambourg. Pierre Lagrange est le pseudo de Sven Koch, qui habite dans l’ancienne ville de la Hanse, Lemgo, en pleine Westphalie. Et je n’oublie pas le journaliste allemand Alexander Oetker – oui, oui, il est un cousin éloigné du roi du pudding allemand, le célèbre Dr Oetker, qui depuis 125 ans fournit à la ménagère allemande ses produits de cuisine. Alexander Oetker se fait appeler Lépic pour ses polars parisiens (il n’est pas allé chercher loin !), mais garde son patronyme original pour ses policiers provençaux…
La Bretagne et Bannalec, le début du Frankreich Krimi
Un nom, c’est la vitrine, l’accroche et c’est un bon début. Mais cela ne suffit pas. Il faut le cadre. Et en fait, dans le Frankreich Krimi, c’est l’essentiel ou presque. On est en effet loin du thriller scandinave ou américain, avec ses frissons, son ambiance morbide ou terrorisante. L’ambition du polar allemand sauce française est plus modeste, il s’agit simplement de donner du rêve aux amoureux de la France, touristes nostalgiques des vacances passées ou ceux qui préparent leur voyage, le tout pimenté par quelques meurtres et un peu de suspense. Et c’est Jörg Bong, alias Bannalec, qui a donné le véritable coup d’envoi de ce genre littéraire avec son premier roman paru en Allemagne en 2012 et en France 2014 sous le titre : Un été à Pont-Aven. Une enquête du commissaire Dupin. Depuis, quatorze ouvrages ont suivi, le personnage du commissaire Dupin est devenu une référence, un peu comme Maigret. Pourquoi a-t-il choisi pour se lancer, la Bretagne, une destination à priori moins prisée par les touristes allemands que le sud de la France ? « Je suis tombé amoureux de la Bretagne dès ma première visite confiait Jörg Bong au magazine die Zeit en2020. D’abord de la lumière qui m’a paru si particulière et puis de l’Atlantique breton qui m’a fait une impression saisissante… » (traduction personnelle). C’est donc la Bretagne, qui a ouvert le bal. Plus de 5 millions d’exemplaires de ses ouvrages ont été tirés, rien qu’en Allemagne (chiffres de 2021). Ses romans sont traduits en 14 langues : c’est un succès faramineux et planétaire. Sans compter les séries tv. France 3 a diffusé l’ensemble de la série à partir de l’été 2018 le dimanche soir. Quelque 4,9 millions de spectateurs ont suivi cette diffusion, ce qui représente une part de marché de 20%. (Chiffres Wikipedia)
L’effet Tour de France, succès presque garanti
La raison de ce succès incroyable rappelle, toute proportion gardée, celle du Tour de France : au cœur la course à vélo et au passage les paysages de la France qui fascinent le monde entier. Bannalec utilise le même schéma : au centre une intrigue policière qui tient en haleine et en accompagnement les paysages bretons et la cuisine française. Le commissaire Dupin se biberonne au vin blanc et se shoote au café, sillonne les bonnes tables de la région de Bretagne et l’auteur, visiblement bon vivant, ne résiste pas au plaisir de nous livrer les plats qu’il déguste. Il va même plus loin, il en profite pour donner à son lecteur quelques leçons de cuisine française, bien sûr. Il faut quand même du culot pour proposer dès la deuxième page d’un roman policier une recette de mayonnaise ! C’est pourtant ce que fait Jörg Bong dans son onzième roman les Fantômes du Finistère, (Bretonische Nächte) (filmé d’ailleurs sous le titre Une famille endeuillée). On y apprend l’origine historique de la mayonnaise, qui remonterait à Richelieu – une version d’ailleurs contestée – mais qui permet à Bong/Bannalec de considérer ce plat comme « de l’art » ! À condition de la réaliser avec un filet de vinaigre… de noix. On ne s’étonnera donc pas qu’il ait publié un livre de cuisine et récemment un guide touristique. Jörg Bong, ancien lecteur en chef de la grande maison d’édition allemande Fischer, est non seulement un stakhanoviste de la plume, mais il a du style ! Ses descriptions de la mer, cet Atlantique qui l’a envouté, sont picturales. Sa documentation est fouillée. Les Bretons en tout cas lui sont reconnaissants : en 2016 il a été déclaré « mécène de la Bretagne » par le Conseil régional de Bretagne et en 2023 citoyen d’honneur de la ville de Concarneau. Il a en tout cas fait entrer cette région dans l’imaginaire touristique des Allemands…
Des commissaires gourmands et gourmets
Et c’est ce mélange de policier, tourisme et gastronomie qui a inspiré d’autres auteurs allemands. Comme Sophie Bonnet, alias Heike Koschyk, qui habite… Hambourg, mais écrit depuis 2015 des polars situés en Provence. Sur son site internet très léché, elle vante d’ailleurs les soixante-quinze recettes provençales qu’elle a adaptées pour son livre de cuisine ou les ingrédients de Provence qu’elle propose. On ne peut pas dire qu’elle fasse preuve d’une grande originalité : le personnage principal est un commissaire, il ne s’appelle pas Dupin, mais Durand ! Et comme chez Bannalec il est muté en province par son patron plus ou moins contre son gré. Heike Koschyk utilise d’ailleurs les mêmes codes que Jörg Bong/Bannalec pour sa couverture : l’adjectif « provenzalisch » accolé à chacun des titres de ses ouvrages, – chez Bannalec c’est « bretonisch » – et la mention « une enquête du commissaire… Durand, Dupin ou machin pour renforcer l’identification avec le personnage. Heike Koschyk a travaillé dans une agence de mode, puis a ouvert un cabinet de psychologie avant de se convertir à l’écriture. Elle est une autrice discrète et raconte qu’elle n’a pas eu de succès avec ses trois premiers romans jusqu’au premier polar Provenzalische Verwicklungen: Ein Fall für Pierre Durand (Ed Blanvalet ) que l’on pourrait traduire par Imbroglios provençaux : un cas pour Pierre Durand – non disponible en France, qui est tout de suite devenu un best-seller. Il se déroule lors d’un défilé de mode (un milieu qu’elle connait bien donc), dans un village fictif de Provence, Sainte-Valérie au milieu du parc naturel du Lubéron. La mode, les vignes, le soleil, le décor de la Provence, sans compter la cuisine … bref, tous les clichés touristiques sur la France sont au rendez-vous. Dix polars vont suivre. Son enquête criminelle au cours de laquelle le commissaire Durand doit trouver la clé du mystère d’un squelette découvert dans les murailles romaines du vieux village est inattendue. Elle est bien ficelée. On se prend au jeu.
La Provence toujours…pour les amoureux de la France
C’est aussi d’un squelette qu’il s’agit dans l’enquête de la commissaire Bonnet (décidément un patronyme qui fascine les auteurs allemands) l’enquêtrice des romans policiers signés Pierre Martin. Sa série de douze romans débute en 2014 avec Madame la commissaire et l’affaire de l’Anglais disparu (Madame le Commissaire und der verschwundene Engländer ) qui vient d’être publié en France. Vantée en France comme « la série qui a déjà séduit un million de lecteurs » l’éditeur a ajouté une référence à Bannalec : « Si vous aimez Bannalec, vous allez adorer Pierre Martin ». À la différence de Dupin et Durand, c’est la commissaire Bonnet elle-même qui a choisi de s’installer à Fragolin, village provençal fictionnel, où elle a vécu son enfance. Ancienne cheffe d’une unité antiterroriste de Paris, traumatisée, mais décorée pour avoir « sauvé le Président lors d’un attentat », Isabelle Bonnet a accepté de se faire « dégrader » par son chef de police pour retrouver du calme et se reconstituer physiquement et psychiquement dans ce coin tranquille de Provence. Elle y ouvre une unité intitulée Police nationale, Commission spéciale. Fragolin est une espèce de mix entre Grimaud, le Plan de la Tour ou Gassin. Évidemment la tranquillité est de peu de durée, car dès le lendemain de son arrivée, une femme est assassinée, et l’on trouve le squelette d’un homme tué brutalement dans une chambre creuse, murée, sur le chantier d’un futur centre communal. Qui est-il ? C’est là que commence l’enquête. Mais, détail un peu étonnant, la rivalité supposée entre gendarmerie et police est mise en scène. Pierre Martin, Bannalec et les autres sont en effet obligés de justifier le fait que leurs commissaires de police enquêtent sur le terrain de la gendarmerie, en zone rurale : « Son chef parisien demande à Isabelle de diriger cette enquête sensible. Ce qui n’est pas du goût des policiers locaux qui lui affectent en guise d’assistant un flic à l’air vraiment stupide. Apollinaire, qui parle douze langues et possède une mémoire d’éléphant, va pourtant se révéler étonnamment ingénieux » nous explique la quatrième de couverture. Quoiqu’il en soit, le lecteur amoureux de la France en aura pour son argent : du suspense sous le soleil de Provence.
Changement de décor : Bordeaux et l’Aquitaine
Comme dans le Tour de France, notre panorama se poursuit dans une autre région l’Aquitaine et Paris. C’est Alexandre Oetker, journaliste allemand, correspondant à Paris, qui nous y emmène. Il a créé une série de de huit romans autour du commissaire Luc Verlain, une figure qu’il décrit ainsi sur sa page web « J’en avais assez des personnages ratés du monde du polar, notamment scandinave. Ces personnages détruits par la vie, mis au placard, alcooliques, divorcés. Je voulais créer un vrai Français, c’est-à-dire un bon vivant qui aime manger et boire, qui aime les femmes et la vie. » Les romans Luc Verlain se situent à Bordeaux et plus largement en Aquitaine. Une série qu’il a élargie à un livre de cuisine « chez Luc ». Incontournable ! Son premier roman, Retour, s’est placé d’emblée sur la liste des best-sellers du Spiegel, comme ses autres romans. Alexandre Oetker décrit ainsi lui-même ses Frankreich polars : « Les livres de la série Commissaire-Luc-Verlain sont des policiers classiques régionaux. Beaucoup de cuisine, des domaines viticoles de Bordeaux ou des ostréiculteurs, et au passage, une énigme est résolue. »
Paris et puis…la banlieue
Alexander Oetker est, ne l’oublions pas, journaliste en poste à Paris, et la capitale est au centre d’une autre série, signée Alex Lépic. Pendant quelque temps, le petit milieu de l’édition allemande s’est d’ailleurs demandé qui se cachait sous le pseudo Lépic. On a même soupçonné Bannalec. Décidément ! En fait il s’agissait d’Alexander Oetker. Grand admirateur de Simenon, sa série parisienne dans laquelle enquête un commissaire Lacroix, qui a débuté en 2019, reprend beaucoup des codes de Maigret, la pipe, le chapeau, le manteau, l’aversion pour la technologie et l’importance de l’intuition, l’un de ses romans débute même par un « Maigret, un appel pour vous ». L’éditeur Kampa affirme qu’il s’agit d’un hommage. D’autres sont plus critiques et déplorent le manque de distance et d’ironie.
Quoiqu’il en soit, en tant que journaliste, Alexander Oetker est bien conscient que la France décrite dans ces Frankreich polars n’a qu’un lointain rapport avec la réalité du pays. C’est une projection, une nostalgie. Alors il a lancé une nouvelle série (encore un stakhanoviste de la plume !) qui donne à voir une facette plus sociale de la France, intitulée Zara et Zoé. Il s’agit de deux jumelles, l’une est profileuse pour Europol et l’autre une tueuse professionnelle de la mafia corse. Il s’en est expliqué dans une interview au journal Haller Kreisblatt en 2019 « Dans Zara und Zoë j’essaye d’aller plus loin et de montrer ce qu’est réellement la France : les banlieues, la radicalisation, les drogues. C’est plus près de la réalité. » Plusieurs lecteurs se sont félicités du ton plus rude et agressif de ces nouveaux romans policiers. Mais pour préparer ou revivre des vacances, ce n’est sans doute pas la lecture la plus séduisante !
De Goethe à Molière, aller-retour
Le nom, le cadre et puis… la langue ! Voilà le troisième condiment dans ces polars à la sauce Frankreich. Alors, certes nos auteurs allemands ne vont pas se mettre à écrire dans la langue de Molière, mais pour donner une tonalité plus « française », pour faire couleur locale, ils saupoudrent çà et là des expressions ou des tournures françaises au milieu de leur texte allemand. À vrai dire de manière un peu aléatoire. Parfois très banales, parfois moins : « D’accord, on fait comme ça… » réplique Isabelle Bonnet, la commissaire, à un pépé amateur de pétanque. « Ce sont des bêtises », murmure en français tout à coup le fidèle Apollinaire, l’adjoint de la commissaire Bonnet un peu bêta mais très doué pour le numérique. Jörg Bong, lui est plus original : dans la toute première phrase de son roman Bretonische Nächte, il utilise l’expression « intersignes de la mort » que l’on entend principalement en Bretagne. Bien sûr, il se donne la peine de la traduire dans la langue de ses lecteurs, mais il va même plus loin puisqu’il n’hésite pas à mettre en exergue de son roman les Fantômes du Finistère un proverbe en breton !
Ces ingrédients suffisent-ils pour expliquer le succès de ces Franreich-Krimis ? Sans doute pas. Il faut y ajouter la patte de chacun de ces auteures mais aussi une raison plus profonde : ces romans façon bol d’air nostalgique aux couleurs de l’été, pimentés d’une intrigue policière, sont presque une forme de thérapie ! Et c’est le but de ces Frankreich polars, qui n’ont d’autre ambition que de délasser, faire découvrir un coin de France et permettre aux lecteurs d’oublier, durant quelques centaines de pages, l’atmosphère anxiogène et menaçante de notre époque. C’est dans cette lignée que je me situe d’ailleurs avec Silence de mort dans le Golfe. Mais, petite nuance, mon nom et ma langue sont authentiquement français !
© Elisabeth Cadot
Rien de mieux qu’un polar pour découvrir la Bretagne, terre de secrets ! Deux meurtres en quelques jours dans une famille d’ostréiculteurs : ce n’est pas banal. Surtout dans une région tranquille du Golfe du Morbihan. La commandante de gendarmerie Nathalie Dumoulin est sous pression. Les médias s’impatientent, le procureur aussi. L’affaire fait grand bruit jusqu’à Paris. Au milieu de cet imbroglio, le cœur de la commandante Dumoulin bat la chamade tandis qu’à la gendarmerie les rivalités éclatent. Saura-t -elle s’affirmer ? Elle en doute parfois mais on aurait tort de la sous-estimer.
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