Le conflit au Proche-Orient percute la paix de Noël

Le marché de Noël, c’est en Allemagne un temps d’harmonie réelle ou jouée. On se retrouve entre amis autour d’un verre de vin chaud, la première bougie des dimanches de l’avent est allumée, c’est le triomphe de la lumière sur l’obscurité. Et cette année justement, en ces temps de tristesse, le besoin d’harmonie apparaît comme plus important que jamais. Et pourtant, impossible d’oublier les conflits actuels…

Pyramide de Noël /photo EC

En ce vendredi froid de décembre, dans l’ancienne capitale Bonn, les cloches du Münster (la cathédrale Saint-Martin) sonnent à pleine volée, des senteurs de vin chaud, de cannelle et de grillades se mélangent. Une fois de plus la tradition de ces marchés de Noel qui remonte à 1620, date du marché de Nüremberg (Christkindlesmarkt) ou peut-être même plus tôt encore à celui de Dresde ou ailleurs – car les villes allemandes s’en disputent l’origine – revit.  Il s’agissait à l’époque de se fournir en denrées pour les jours froids de l’hiver. Au sommet d’un sapin scintillant tourne, majestueuse, l’étoile des rois Mages. Dans l’ombre, la statue de Beethoven, familier de ces lieux, veille… Le spectacle est assez féérique même si les prix le sont aussi.  Mais qu’importe, le sourire aux lèvres des visiteurs qui se bousculent entre les chalets, les langues étrangères que l’on entend, tout semble indiquer : nous voulons du plaisir, oublier nos soucis et nous amuser, d’où que nous venions. Mais il suffit de quelques pas hors du marché et l’atmosphère change.

Manifestation propalestinienne

Un petit groupe s’agite, crie des slogans au mégaphone. C’est le point d’orgue de la manifestation propalestinienne qui vient de parcourir sans incident le centre-ville. Elle aurait rassemblé, d’après les chiffres du journal local General Anzeiger (1), quelque 150 personnes. Une large pancarte portant l’inscription free Palestine est encore déployée et plusieurs drapeaux palestiniens flottent au-dessus des têtes. Un homme s’agite particulièrement, à ses pieds des manifestants couchés à même le sol – malgré le froid – qui symbolisent et dénoncent les morts de Gaza. Impossible d’échapper à l’actualité. A l’origine la manifestation voulait marcher sous le slogan « Stop le génocide à Gaza ». Mais la police ne l’a pas entendu de cette oreille et a considéré cette expression comme constituant une incitation à la haine, un délit. Le rassemblement a donc été interdit. La justice, saisie en urgence, a estimé que la liberté d’expression était supérieure. Et a donc autorisé la marche.

La présence policière est asse robuste, voitures, motos et policiers à pied, mais il n’a pas de réelle tension mis à part le ton agressif de certains manifestants. Seul sur le trottoir d’en face, un homme porte haut le drapeau israélien en signe de protestation. Personne ne semble faire attention à lui. La police lui a demandé de quitter les lieux, mais il reste calme debout sur son trottoir, avec son drapeau. Quelques personnes – des femmes – s’approchent de lui. Elles cherchent le rassemblement pro Israël.  Lorsqu’elles lisent la pancarte propalestinienne  en face, elles s’exclament : « free Palestine d’accord, mais free Palestine du Hamas surtout. Ça, on ne l’entend pas de leur part. »

Progression des actes antisémites

 La manifestation qu’elles cherchent a en fait déjà eu lieu. Une quarantaine de personnes dont certaines avaient jeté sur leurs épaules le drapeau d’Israël avec bien visible l’étoile de David, s’étaient rassemblées plus tôt dans l’après-midi dans le Hofgarten de Bonn, anciennement haut-lieu des manifestations pacifiques. Organisée par des associations d’étudiants et la société germano-israelienne, cette manifestation entendait protester contre l’antisémitisme. Un antisémitisme qui depuis le massacre du Hamas le 7 octobre dernier fleurit – quelque 4300 délits antisémites ont été commis – et provoque colère et écœurement chez nombre d’Allemands et au sommet de l’état. Les deux femmes à la recherche de leur manifestation considèrent cet antisémitisme comme inadmissible. Elles ne sont pas les seules. Lors d’une émission grand public de la première chaine de TV allemande, Hart aber fair (2), une figure respectée de la vie politique allemande, Gerhard Baum, ancien ministre de l’intérieur, 91 ans aujourd’hui, a rappelé les valeurs qui ont guidé les responsables de la reconstruction de l’Allemagne après son effondrement en 1945 : « Nous avons moralement consolidé l’Allemagne en reconnaissant notre responsabilité, en disant que nous construisions l’autre Allemagne. Et maintenant, je vois dans notre pays un antisémitisme croissant de la part de personnes, y compris de jeunes Allemands ou des immigrés qui n’ont probablement plus cette notion. Notre État est fondé sur l’expérience que nous avons faite en tant que bourreaux et non en tant que victimes. Et il faut le dire :  les femmes et les hommes qui ont écrit la Constitution allemande l’ont fait face à l’horreur dont ils ont été témoins. »

La société évolue

Cette déclaration est une sorte de testament historique pour les jeunes générations allemandes. Elle est sans doute nécessaire car la société allemande dans son ensemble évolue, et le temps passant, les tabous de la génération passée, celle qui avait comme devise « Jamais plus » (Nie wieder) n’ont plus la même force. Aujourd’hui la communauté juive a repris pied en Allemagne : le Conseil central des Juifs (Zentralrat der Juden) comptait en 2022 quelque 90 885 adhérents dans les communes et les fédérations des Länder. Mais depuis 2005, leur nombre baisse continuellement. Les Juifs vivant en Allemagne ne se sentent plus vraiment en sécurité. « La honte de l’Allemagne » s’intitulait d’ailleurs l’article d’ouverture du magazine der Spiegel du 28 octobre dernier qui avait rassemblé des témoignages de membres de la communauté juive déclarant « Nous avons peur ».

L’attentat d’extrême droite contre la synagogue de Halle en octobre 2019 était un signal qui d’après Michael Kraske auteur d’une étude sur l‘antisémitisme pour la fondation Otto Brenner (3) montrait que l‘antisémitisme est « à nouveau plus bruyant, plus agressif et sûr de lui-même, et dans le même temps il est ignoré, minimisé et on ne le combat pas de manière assez conséquente. »

Et il est vrai qu’aujourd’hui des associations de citoyens qui luttent contre l’extrémisme se montrent préoccupées. D’après elles, le succès du parti AFD (Alternativ für Deutschland) a „ fait progresser“ l’extrémisme de droite. Et « ses vues sont de plus en plus souvent reprises par les partis démocratiques ». Rappelons que dans deux fédérations régionales (Thuringe et Saxe-Anhalt) les offices régionaux de surveillance de la constitution ont constaté des „ objectifs extrémistes assurés ».

Par ailleurs, l’Office fédéral de protection de la Constitution (Bundesamt für Verfassungschutz), en gros l’équivalent de nos services de renseignements intérieurs, estime, lui, que « l’antisémitisme et l’hostilité à Israël sont les éléments qui relient entre eux islamistes, extrémistes allemands et turcs, de droite comme de gauche ainsi que les membres d’organisations palestiniennes. »  Et il assure surveiller ce milieu.

On est bien loin, hélas, de l’esprit d’harmonie que suggèrent les marchés de Noël…

(1) General Anzeiger -2/3 Dezember 2023 (Seite 15) Demos zum Nahost-Konflikt in Bonn

(2) Hart aber fair, wdr 30.10.2023 Der Weg der Gewalt : Kann das Sterben in Nahost gestoppt werden?

(3) Otto Brenner Stiftung Antisemitismus – Alte Gefahr mit neuen Gesichtern -16.05-2023

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