Cela peut paraître paradoxal, mais c’est pourtant d’Allemagne que nous est venu il y a trois cents ans environ, en 1795, un opuscule intitulé : « Vers la paix perpétuelle ». Son signataire n’était autre que le philosophe Emmanuel Kant. Un optimiste ? Plutôt un homme qui croyait à la raison humaine. On aimerait le suivre…

A l’heure où les bruits de botte et les sifflements des missiles se rapprochent, il est intéressant de se demander comment le philosophe de l’Aufklärung (les Lumières allemandes) Emmanuel Kant, argumentait son espoir de paix perpétuelle. Une exposition de la Bundeskunsthalle, le grand musée de Bonn, intitulée Emmanuel Kant et les questions ouvertes (Immanuel Kant und die offenenen Fragen) permet au grand public non philosophe – dont je suis -, de s’en approcher. Alors Kant était-il un doux rêveur pacifiste et les préoccupations de son époque trop éloignées pour nous toucher ? Non, explique l’exposition à travers une approche très pédagogique, ce vieux monsieur de trois cents ans pose les questions qui nous préoccupent encore et notamment la dernière : qu’est-ce que l’homme ? (Was ist der Mensch ) sachant que ce nom en allemand n’a pas la consonance masculine du français.
Le droit, la dignité humaine et la raison
Kant connaissait très bien la violence humaine, précise la philosophe Susan Neiman, Directrice du Forum Einstein de Potsdam (1). Il évoque lui-même la politique internationale comme « en état de guerre permanent ». Pas d’illusion de sa part donc, mais la mise en exergue de grands principes : le droit, la dignité humaine et la raison. Des droits « sacrés », des droits « universels ». Ce qui nous semble aujourd’hui banal était à l’époque très moderne : on y sent le souffle de la Révolution française qui suit de quelques années la publication de sa Critique de la Raison pure (1781), l’aspiration à l’égalité des hommes et au respect de leur dignité, et surtout l’avènement de la notion de « sacré » non lié à la religion. On y trouve aussi dans ce siècle des Lumières, l’appel à la raison de l’homme, qui permet le débat, l’opposition des points de vue et non la violence brute et militaire pour régler les conflits.
La chûte de Königsberg, joyau de Prusse orientale
Par la grâce de la reconstitution numérique, nous voilà transporté(e)s à Königsberg port de la Baltique, situé sur les rives du Pregel, nous découvrons ses bateaux, ses canaux, bref sa beauté, son dynamisme. A cette époque Königsberg dame le pion à Berlin. Et Personne ne peut imaginer la destruction totale de cette fière cité, membre de la Hanse, par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, puis sa conquête par l’Armée rouge et finalement la fuite de toute la population allemande. Pauvre Emmanuel Kant…lui qui n’a jamais quitté sa ville natale de Königsberg et dont l’activité physique consistait en une promenade réglée comme du papier à musique tous les soirs à dix-neuf heures à travers ses rues et le long des quais. Alors le philosophe est-il hors du temps pour nous et son aspiration à la « paix perpétuelle » serait-elle une utopie ? Bref, Kant s’est-il trompé ?
De Königsberg à Kaliningrad
A priori, on pourrait le croire. Mais par un curieux retournement de l’histoire, voilà que la ville natale de Kant aux confins de l’ancienne Prusse se rapproche de nous. Staline, pour des raisons stratégiques et pour terrasser définitivement les nazis, a fait main basse sur cette ancienne capitale désolée. Avec perversité, il lui a donné le nom de Kalinin, un obscur président soviétique, membre du Soviet suprême, dont le principal mérite à ses yeux, avait été de parapher l’ordre d’exécution de quelque quatre mille officiers et soldats polonais, le tristement célèbre massacre de Katyn. Un crime que les Soviétiques n’ont reconnu officiellement qu’en 1990. Aujourd’hui « l’enclave de Kaliningrad », longtemps oubliée, retrouve de l’actualité : siège de la flotte russe dans la Baltique, bourrée de munitions et même de missiles nucléaires, comme l’a aimablement fait savoir Wladimir Poutine. Enclave stratégique de quinze mille kilomètres carrés, elle est entourée par la Pologne et la Lituanie deux pays membres de l’OTAN et de l’UE. Elle n’est reliée à la Biélorussie que par le fameux corridor de Suwalki. Les tensions sont palpables.
L’aspiration au bien-être
Décidément, Emmanuel Kant n’est pas si lointain que cela. Ces bouleversements de l’histoire ne prouvent pas que le philosophe se soit trompé. Au contraire, ils sont la démonstration que la déraison, celle d’un Hitler, d’un Staline ou d’un Poutine actuellement, n’aboutit qu’à la ruine et la destruction. Seul l’effort de la raison qui amène au compromis et sait prendre en compte les intérêts multiples peut nous conduire à un ordre pacifique universel et produire du bien-être. Et c’est bien à cela qu’aspirent les peuples, aujourd’hui comme il y a trois cents ans. Monsieur Poutine serait d’ailleurs bien inspiré de relire le grand philosophe qu’il admire, puisqu’en 2001 il avait voulu tenir son discours au Bundestag en allemand « dans la langue de Kant ». (2)
Discussions chez Kant
Éloignement dans le temps, éloignement géographique… en fait Kant est toujours présent. Et cela même, sur un autre thème, plus inattendu, celui de la rigueur de la pensée. Tous les jours jusqu’à son grand âge, Kant donnait des cours, discutait avec ses étudiants, recevait du monde. Kant était certes sédentaire mais cosmopolite : « Rien de ce qui était digne d’être connu ne lui était indifférent ; aucune cabale, aucune secte, aucun avantage, aucune ambition de nom n’avait jamais eu pour lui le moindre attrait contre l’élargissement et l’éclaircissement de la vérité », déclarait le philosophe, poète et théologien Johann Gottfried Herder qui avait été son étudiant. Il avait développé un principe, un impératif catégorique qu’il donnait en devise à ses étudiants : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature. » Le mensonge était jugé immoral, car contraire à la raison. Que dirait-il à l’époque des fake news et de la contre-vérité, érigée sans gêne en programme politique ? La raison pratique, basée sur la liberté individuelle, comme le recommandait Kant, est à l’opposé des narratifs complotistes et de haine qui ont cours à notre époque. « Ose penser par toi-même » en latin sapere Aude, prônait aussi le philosophe, une formule célèbre, la devise de l’Aufklärung (les Lumières allemandes). Certes, Königsberg a été engloutie par l’histoire, Kaliningrad est une parodie militaire, mais l’esprit de Kant lui est toujours actuel.
(1) Citédans un éditorial de l’hebdomadaire die Zeit 4 janvier 2024 intitulé Wir dürfen der Versuchung des Pessimismus nicht nachgeben. (Nous ne devons pas céder à la tentation du pessimisme)
(2) Cité dans un article du Zeit du 4 Janvier 2024 consacré à Kant.