Réconfort pour période trouble

Un million de personnes environ dans les rues allemandes pour dire non à l’extrême-droite et son racisme affiché, c’est réconfortant. La majorité silencieuse est donc capable de se mobiliser, de protester, c’est une belle preuve de vitalité démocratique. Mais ce n’est pas la seule raison de se sentir réconforté(e), à l’heure où soufflent des vents mauvais…

« Jamais plus » l’acte de foi contre toute idéologie raciste et nazie

Réconfortant, c’est le mot que j’ai envie d’employer, même si à première vue l’époque ne s’y prête guère. Ce sont donc des centaines de milliers de personnes qui se sont rassemblées dans les métropoles d’Allemagne, Berlin, Hambourg, Münich, Cologne contre des projets racistes de l’AfD qui consisteraient en expulsion, la soi-disant « remigration », d’étrangers ou de personnes issues de l’immigration.  Deux cent mille personnes rien que dans la capitale bavaroise où il a fallu interrompre le rassemblement pour des raisons de sécurité ont donc clairement dit « Nein » à cette idéologie raciste. Mais plus impressionnant encore, les habitants de villes de taille intermédiaire comme Francfort, Bonn, Düsseldorf, mais aussi de petites villes,et surtout et il faut le noter, ceux d’agglomérations à l’est du pays, comme Leipzig, Chemnitz (200 personnes attendues, 12 000 participantes) Cottbus, Jena et beaucoup d’autres, se sont aussi mobilisés. L’heure est grave, semblent penser de nombreux citoyens allemands. Le slogan brandi à maintes reprises dans ces rassemblements était d’ailleurs emblématique : « Jamais plus » (Nie wieder), autrement dit jamais plus un régime dictatorial et raciste en Allemagne, c’était la promesse de la génération de l’après-guerre. Promesse fondamentale et tenue jusqu’à présent, mais désormais, semble-t-il, menacée par le parti AfD.  C’est en tout cas ce que craignent de nombreux Allemands comme l’explique le chercheur de l’université Libre de Berlin (FU) spécialiste des mouvements extrémistes, Hajo Funke, cité par le journal économique Handelsblatt : « le mouvement de protestation répond à la crainte d’un renversement de la république et son remplacement par un régime autocratique et raciste. » Rappelons que les services de renseignements des Länder (Länderverfassungschutz) ont qualifié les fédérations régionales AfD des Länder de Saxe, Saxe-Anhalt ou Thuringe comme « clairement extrémistes de droite. » Ils ne respecteraient pas certains principes fondamentaux de la constitution comme la garantie de la dignité humaine en matière d’immigration. Ce contre quoi les Fédérations ont porté plainte. Le problème c’est que le parti AfD, d’après les sondages, caracole en tête lors des élections régionales à venir à l’automne, pour la Saxe, la Thüringe et le Brandenbourg. Et qu’en réalité, l’inflation, la perte de pouvoir d’achat, le cafouillage de la coalition au pouvoir qui essaye de promouvoir au forcepts une politique écologique mal conçue, alimentent le ressentiment et l’impression de perte de controle du gouvernement. Un sentiment que l’arrivée en grand nombre d’immigrés n’a fait qu’amplifier. Quoiqu’il en soit, « personne ne pourra dire qu’il ne savait pas », mettait en garde dans un vibrant appel à manifester, l’entraineur de football Christian Streich. Car ce qui a mis ces centaines de milliers de personnes en marche, ce qui a provoqué le choc nécessaire à la prise de conscience de la société allemande, c’est un reportage réalisé par l’ONG Collectiv.

Journalisme indépendant

À l’heure où l’on se plaît à répéter que chacun est enfermé dans sa bulle sur les réseaux sociaux, que l’intérêt commun n’intéresse plus personne, c’est un travail de journalistes d’investigation qui a en effet provoqué ce sursaut dans tout le pays. Et cela, c’est aussi réconfortant. L’équipe de Correctiv – une ONG de journalistes – a en effet dévoilé le 25 novembre dernier – photos à l’appui – qu’au cours d’une réunion organisée dans une villa de Potsdam, des membres de premier plan de l’AfD, mais aussi de la CDU et des néonazis s’étaient concertés sur un « masterplan » visant la déportation, la « remigration » de millions de personnes, des demandeurs d’asile, des personnes avec droit de résidence et des Allemands issus de l’immigration. Correctiv est une ONG qui s’est déjà distinguée en dévoilant, par un travail collaboratif avec d’autres médias, divers scandales, financiers notamment. Citons, pour rappel, l’affaire de fraude fiscale Cum Ex qui aurait privé l’état allemand de quelques 31,8 milliards d’Euros. L’objectif affiché de Correctiv est de « renforcer la société civile ». Ses reportages sont en accès libre sur internet. Leur financement, d’après l’impressum, est assuré par des dons de particuliers, de fondations et d’institutions. Une forme de journalisme qui complète les médias traditionnels, travaille en relation avec la société civile et souvent en réseau avec d’autres médias. Il s’agit de pratiquer, d’après eux, un journalisme indépendant des pressions publicitaires ou politiques, « basé sur les faits » par opposition aux demi-vérités ou à la désinformation organisée.

Du Brexit au Dexit

Ce reportage, relayé par les chaines de télé, a permis de visualiser la réalité et la menace des thèses de l’AfD. Des millions de personnes ont reçu ce choc au même moment. Et ont réagi. En démasquant les véritables objectifs d’un parti d’extrême-droite, l’AfD qui se donne une allure fréquentable, ces reporters ont provoqué un électrochoc au sein de ce que l’on convient d’appeler la « majorité silencieuse ». Cela ne changera sans doute rien aux convictions de la partie la plus radicale des électeurs de l’AfD, mais le parti ne pourra plus affirmer qu’il parle « au nom du peuple ».  Pourtant, comme en contrepoint, Alice Weidel, l’une des têtes de l’AfD confiait au Financial Times, dans son édition du 22 janvier, qu’elle était favorable à un référendum sur l’Europe en Allemagne et estimait que le Brexit était un exemple à suivre ! Elle préconise donc le Dexit, c’est-à-dire la sortie de l’Allemagne de l’Union européenne, ce qui provoque l’inquiétude des milieux d’affaires et la colère du gouvernement à Berlin. Une proposition qui séduit sans doute certains électeurs et revient en tout cas aux fondamentaux du parti, car ne l’oublions pas, ce dernier est né en 2013 de la contestation par des professeurs d’économie de la politique l’union européenne.

Hommage en allemand

Il est donc réconfortant de voir le président français Emmanuel Macron, invité sur demande personnelle de la famille de Wolfgang Schäuble (décédé en décembre), ancien ministre des finances redouté, ancien président du Bundestag, mais aussi artisan de la politique allemande et européenne, lui rendre hommage à Berlin.  La date de cette cérémonie au Bundestag n’avait d’ailleurs pas été choisie au hasard, puisqu’il s’agissait du 61ème anniversaire du traité de l’Elysée. « L’Allemagne a perdu un homme d’Etat, l’Europe un pilier et la France un ami » a déclaré Emmanuel Macron. Lequel a tout de même lancé une petite pique au gouvernement actuel allemand, en rappelant qu’il fallait être à la hauteur de l’héritage de Schaüble. On le sait, les relations franco-allemandes ne sont pas au beau fixe. Reste un instantané, une image pour l’histoire : celle d’un jeune président français rendant hommage dans la langue de Goethe à une grande figure de la politique allemande. Et qui a reçu l’ovation d’un Bundestag ému. La relation franco-allemande, c’est aussi cela. De l’émotion. Et c’est réconfortant.

copyright EC