Peu avant l’invasion de l’Ukraine, la Silicon Valley nous promettait un univers parallèle, virtuel et radieux, ainsi qu’une prolongation de la vie humaine sans limite. Et nous voici brutalement plongés dans une guerre du passé, aux relents de XIXème ou XXème siècle. Comment comprendre, comment réagir ? La question se pose avec acuité en Allemagne, comme ailleurs dans le monde.

L’attaque russe contre l’Ukraine a débuté un jour de carnaval, et personne n’avait plus envie de rire. A l’ombre de la cathédrale de Cologne, une manifestation pour la paix de 250 000 personnes a remplacé le célèbre défilé costumé. Les Allemands ont l’impression de vivre un cauchemar qui vient de loin.
La guerre de Poutine est en effet tout droit sortie d’un autre siècle. Celui par exemple de la doctrine du pan-slavisme, qui souligne l’appartenance culturelle et linguistique au même monde slave, et met en exergue une supposée identité commune. Il vise donc, dans sa forme extrême, l’union de tous ces peuples, en gros celle des anciennes républiques soviétiques.
L’Allemagne a rapidement dénoncé et condamné ce fondement idéologique, car le Volkstum allemand, cette identité germanique mise au goût du jour au XIXème siècle par les écrivains romantiques, a finalement conduit le pays à la catastrophe du nazisme. Autant dire que le pays est très hostile à ce genre de thèse.
Réarmement urgent
Alors, sidéré par le cynisme et la brutalité du président Poutine, le nouveau gouvernement allemand a dû en quelques semaines, jeter par-dessus bord des postulats politiques portés depuis des années par la classe politique et la population : celui d’un pacifisme largement partagé, préférant le commerce et le multilatéralisme aux dépenses et aux aventures militaires. Les résultats négatifs voire catastrophiques des interventions en Libye, Irak, Afghanistan ou récemment au Sahel ont conforté l’opinion publique allemande dans le fait que les conflits ne peuvent être résolus par les armes mais seulement par la diplomatie. Or voilà que Poutine, avec ses chars et ses bombardements en Ukraine a pulvérisé cette doctrine, obligeant l’Allemagne à un revirement à 180 degrés, particulièrement douloureux car les Verts et le spd (le parti social-démocrate) traditionnellement pacifistes sont au pouvoir au sein de la coalition gouvernementale. En toute urgence, le gouvernement, avec l’approbation du Bundestag, a donc décidé de créer un fond de 100 milliards d’euro pour équiper son armée, la Bundeswehr. Car elle manque de tout : gilets de protection, casques, sous-vêtements chauds et lunettes de nuit. Elle a également besoin d’hélicoptères capables de voler, de transport, de chars, de munition, bref c’est une armée pauvre de 150 000 hommes qui doit passer à 200 000. Les parlementaires du Bundestag, dans une belle unité, ont approuvé et applaudi à cette décision très rapide, même si certains s’étonnent que le gouvernement trouve une telle somme aussi facilement – alors que l’investissement public est en panne depuis des années !
Libération du gaz russe
Nouveau revirement tout aussi spectaculaire, celui qui a eu lieu à propos de l’énergie. Après avoir défendu bec et ongles – et malgré les nombreuses mises en garde, notamment de la part des Etats-Unis – la construction du pipe-line gazier géant Nord-Stream 2, le nouveau chancelier Olaf Scholz a dû s’incliner devant l’implacable réalité des faits : l’avance des chars russes et les bombardements sur le territoire ukrainien. Le pipe-line terminé ne sera pas mis en route … A l’heure où ces lignes sont écrites le gouvernement allemand n’a pas encore décidé – sur le modèle américain – d’un embargo total sur le pétrole et le diesel russe, mais les livraisons sont déjà en recul. Néanmoins une étude conjointe des universités d’économie de Cologne et Bonn Econribute arrive à la conclusion qu’un embargo ne pénaliserait guère l’Allemagne. D’après leur estimation, il manquerait seulement 7% du gaz consommé par le pays, ce qui amènerait à des économies d’énergie souhaitables dans le cadre de la transition énergétique. En attendant à la pompe, le diesel a largement passé la barre des 2€ le litre. Plus cher encore que le super! Le secteur du transport allemand dépend à 15% du diesel russe. Et l’on voit déjà resurgir des propositions d’une autre époque, comme le fameux « dimanche sans voiture » (autofreier Sonntag) instauré en 1973 par Willy Brandt! Ou plus sérieux, une revendication de Greenpeace pour une limitation de vitesse sur les autoroutes allemandes, un tabou qui pourrait désormais vaciller grâce…à Poutine!
Toutefois, devant les menaces de manque de gaz, – les réservoirs ne sont remplis qu’à un tiers de leur capacité ! – le débat commence sur l’opportunité de la fermer les trois dernières centrales nucléaires allemande d’ici la fin de l’année. Le calendrier de la sortie du charbon, qui devait, d’après le nouveau gouvernement, être accélérée est également mis sur la table. Autant d’avancées en faveur du climat qui tombent. Et cela, alors que ce nouveau gouvernement voulait accélérer la transition énergétique du pays.
Bref, la génération d’Allemands qui avait manifesté en masse à Bonn contre l’installation d’ogives nucléaires sur son sol en 1983 doit faire face à une nouvelle donne : à deux heures et demi de vol de la capitale allemande, le dictateur Poutine a décidé de remettre en cause l’ordre issu de la chute de l’union soviétique. Ce n’est donc pas « la fin de l’histoire », comme aimait à le proférer Francis Fukuyama, ce sera peut-être à terme la fin de Poutine, mais c’est surtout, et à coup sûr, la fin d’une ère. Les enfants de la génération « pacifiste » sont désormais aux manettes. Il faudra qu’ils trouvent une nouvelle voie pour l’Allemagne.