Mémoire

Un maréchal sulfureux

Un nom écrasant, une place ordinaire

Revisiter l’histoire, pas toujours facile. L’Allemagne, plus habituée que la France à cet exercice, affronte néanmoins parfois avec réticence la modification du  nom de ses rues. Mais des habitants, réunis en associations, n’hésitent pas à remettre en question « l’honneur » d’un patronyme. Un exemple récent, à Bonn, m’a interpellée. Il concerne une place portant le nom d’un acteur des grands drames du XXème siècle : Hindenburg.

C’est une place anodine,  proche d’une route passante : on y trouve  un terrain de jeux, des enfants qui s’y ébattent et, autour, des immeubles modestes.  Une place sans histoire, qui ne mérite guère d’attention. Ne serait-ce le nom. Sans histoire, vraiment ?

Voyons, voyons, Hindenburg… ? Mais oui, c’est le vieux maréchal, Président du Reich, qui a donné à Hitler la chancellerie et les pleins pouvoirs par une loi d’exception (Verordnung des Reichspräsident zum Schutz des deutschen Volkes) de février 1933. Après avoir d’ailleurs longtemps méprisé « le caporal autrichien ». Cette loi enterrait la république de Weimar.

Le poids du passé

Et puis, creusons un peu plus, mais oui, c’est celui qui avait refusé le cessez-le-feu en 1917, alors que les troupes allemandes (mais aussi françaises) étaient épuisées et avait ainsi envoyé des centaines de milliers de soldats supplémentaires à la mort. Et pour finir, la guerre étant perdue du côté allemand, vue la suprématie militaire des Alliés, il est l’artisan de la funeste légende du « coup de poignard dans le dos » (Dolstoßlegend). L’armée allemande n’aurait pas été vaincue « sur le champ de bataille » (im Felde unbesiegt) mais par les révolutionnaires de novembre qui avaient accepté l’armistice. Un narratif qui a alimenté l’imaginaire collectif allemand pendant des décennies et le désir de revanche.

Un peu lourd tout cela, même si le personnage du Maréchal Hindenburg est plus complexe que ces quelques lignes de résumé. Pour l’historien Gerd Pütz, cité par le journal local General Anzeiger,(1) honorer un tel personnage en lui donnant un nom de place est « une erreur qui doit enfin être corrigée ». D’autant plus que la rue qui mène à cette place porte le nom de Félix Hausdorff, mathématicien juif, qui a contribué à la topologie et la théorie des ensembles et connu une fin tragique. Félix Hausdorff s’est suicidé avec sa femme pour échapper à la déportation par les nazis.

Campagnes de sensibilisation

Depuis 2015,  quelques habitants et une association (2) ferraillent pour rayer le nom de Hindenburg de la ville de Bonn. Ils ont perdu la partie en ce qui concerne une Allée qui porte aussi le nom du Maréchal : les habitants de la rue  ont trouvé trop compliqué de changer leur adresse dans tous leurs papiers administratifs. Faux argument ?  Peut-être. En ce qui concerne la petite place, il en va autrement. Une campagne de sensibilisation a été organisée devant la mairie sur la place principale de Bonn. Et grâce à l’engagement de cette association culturelle, la situation semble évoluer. La politique a relayé la demande : une requête a été déposée par les Verts, le SPD et die Linke (la Gauche) à l’arrondissement pour une modification du nom de la place. On le voit, il s’agit de la petite histoire dans la grande.

Inutile de dire que des opposants au changement de nom ont pris la parole. Leur argument, si l’on en croit l’article du journal local, le General Anzeiger, est que même les personnages au passé peu reluisant, selon nos critères de lecture actuels, doivent rester visibles dans l’espace public. 

Des femmes émergent

 Mais l’intérêt de ce débat, c’est surtout d’avoir fait émerger d’un certain oubli, trois femmes contemporaines d’Hindenburg dont les noms ont été proposés pour la nouvelle plaque : celui de la social-démocrate Marie Juchacz, la première femme autorisée à prendre la parole au parlement allemand, le 19 février 1919. Un jour historique. Son modeste  « Messieurs et Mesdames » lancé depuis la tribune, avait été accueilli avec « jovialité », bref cela avait fait rire ! Rappelons au passage, que le droit de vote des femmes en Allemagne venait tout juste d’être accordé, le 30 novembre 1918. Le nom de Lore Agnes, ancienne domestique et membre du mouvement des femmes socialistes, qui a consacré sa vie à défendre leurs droits. La troisième est l’historienne de l’art et journaliste Luise Straus-Ernst, arrêtée à Manosque le 28 avril 1944, déportée et décédée au camp de concentration d’Auschwitz.

Les habitants du quartier, eux, ont proposé le nom de la biologiste Loki Schmidt, épouse de l’ex-chancelier Helmut Schmidt et très populaire en son temps… Ce sont eux qui auront le dernier mot, a promis l’administration.

Honorer une femme aux mérites certains plutôt qu’un Maréchal au nom entaché, symbole de la guerre, on ne peut que saluer cette démarche. La petite histoire, lorsque les habitants y participent, vaut bien les commémorations au sommet. Quelques 400 places, rues, digues portent le nom du maréchal Hindenburg dans toute l’Allemagne.

1.General Anzeiger :  Hindenburgplatz bekommt einen neuen Namen  20.05.2020

2. Association Verein Wissenskulturen

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